Auteur : Rick Klau
Lorsque ma vidéo sur les OKR a commencé à prendre de l'ampleur, les fondateurs d'un certain nombre de sociétés de Google Venture m'ont contacté pour me demander de les aider à mettre en œuvre leurs OKR. Dans les années qui ont suivi, ça a été un aspect de mon travail que j'ai le plus apprécié. C'est même devenu une façon d’observer les entreprises à travers les yeux de leurs équipes, de voir comment ils envisageaient leurs défis et leurs opportunités, et essayaient de réfléchir à la mise en oeuvre de leur(s) grande(s) idée(s). Sauf cette fois-là, qui s'est avérée être un cas typique de ce qu'il ne faut pas faire.
Lorsque le PDG a décidé de mettre en place les OKR, l'entreprise comptait environ 150 employés. Pour lancer les choses, le PDG m'a invité à assister à la réunion hebdomadaire de son équipe de direction. Tous leurs collaborateurs étaient présents dans la salle, et ils ont commencé la réunion en expliquant qu'à la fin de cet échange, ils voulaient avoir une ébauche des OKR pour le trimestre à venir. Jusque là, tout allait bien.
Je me suis mis devant le tableau blanc et je leur ai demandé quelles étaient, selon eux, les principales priorités du PDG. Quinze minutes plus tard, nous avions une liste d'environ une douzaine de priorités. Comme on pouvait s'y attendre, il s'agissait plutôt d'une liste de ce que chacun des dirigeants présents dans la pièce estimait être important pour lui, et non d'une liste hiérarchisée de ce qui était le plus important pour l'entreprise. J'ai remis à tous les participants sauf au PDG, trois post-it et leur ai demandé de s'approcher du tableau blanc et de mettre un post-it à côté de l'objectif qui leur semblait le plus important.
En regardant le tableau blanc, il était clairement visible que le groupe se rejoignait sur environ 5 priorités, tandis que 5 autres n’avaient reçu que quelques votes chacune, tandis que le reste n'avait reçu qu'un seul vote. Dans les années qui ont suivi, j'ai vu ce schéma se répéter encore et encore. Au lieu d'identifier ce qui a le plus d’importance, chacun a une idée générale de ce qui était très important. Ensuite, on trouve le moins important, suivi du sans importance. L'objectif est donc de faire passer l'équipe du très au plus.
Avant même que nous ne réduisions le top 5 à trois, l'équipe a commencé à comprendre l'intérêt de dire explicitement ce qui était prioritaire et l’intérêt d'accepter ce qui ne l'était pas. J'ai dit à la directrice des finances : "Je ne vous demande pas d’être contente du fait que personne d'autre dans la salle ne se soucie de l'amélioration des marges. Mais je suppose que le seul vote attribué à `améliorer la marge de x%’ était le vôtre ? Préférez-vous savoir, en début de trimestre, que vos marges ne vont pas s’améliorer ? Ou bien préférez-vous être surprise en fin du trimestre par le fait qu’elles ne se soient pas améliorées ? Étant donné ce que vous et votre équipe êtes en capacité de faire, que pourriez-vous réaliser si vous étiez vous portiez toute votre attention ailleurs ; à savoir sur l'un des objectifs qui est une priorité absolue pour l'entreprise ?" À contrecœur, la DAF a accepté : elle a préféré concentrer son énergie sur autre chose, et a défini les attentes conjointement avec le PDG et son conseil d'administration. Ils ont commencé à se mettre d’accord.
Nous avons passé la demi-heure suivante à discuter des cinq priorités que nous devions retirer, et nous avons fini par réduire la liste à trois. J'ai demandé au Directeur Technique de prendre un feutre. Il fallait répéter l'exercice, mais cette fois en examinant les OKR du point de vue de l'équipe d'ingénierie compte tenu de ce que nous avions à présent compris comme étant les priorités de l'entreprise pour le trimestre. Il a énuméré chacune des priorités sur lesquelles son équipe se concentrait - il y en avait huit. Je lui ai lancé un défi : “maintenant que vous savez ce qui compte le plus pour l'entreprise, parmi ces huit priorités, lesquelles sont les moins importantes ? Quelles sont pour vous les trois premières ?” Après une vive discussion avec ses collègues, il n'en a retenu que trois. Le PDG a même déclaré qu’il n’avait jamais vu une discussion de l'équipe de direction aussi claire. C'était génial.
Vous vous souvenez quand je disais que c'était un cas typique de ce qu'il ne faut pas faire ? C'est à ce moment-là que les choses se sont gâtées.
Lorsque le Directeur Technique s’est mis à conclure, il était manifestement très satisfait des progrès réalisés. "Oh, j'ai oublié une chose : l'Europe." Il a écrit ce mot sur le tableau blanc. Autour de la table les réactions étaient unanimes, tous ont convenu que oui, l'Europe était en effet importante.
J'étais confus. "L'Europe ? Qu’est ce que ça signifie 'l’Europe', exactement ?" Le PDG a clarifié : "Au cours du prochain trimestre, nous allons lancer notre produit dans quatre pays d'Europe ; or avant le lancement, l'équipe ingénierie doit absolument finir de mettre en place dans le support produit spécifique à chaque pays." Tout le monde a hoché la tête.
Nous discutions depuis deux heures de ce qui était le plus important pour l'entreprise pour les 90 prochains jours, et c'était la première fois que quelqu'un pensait à mentionner ce lancement en Europe ? J'ai demandé au groupe : "Ne pensez-vous pas qu’il s’agisse plutôt d’une priorité au niveau de toute l'entreprise ? Et que d'autres départements vont impliqués, non ? Comme les ventes ? les opérations ? la finance ? le marketing ? (Avant ces quatre pays, ce produit n'était disponible qu'aux États-Unis). Après avoir réfléchi quelques instant, ils en ont été convaincus !
Nous sommes ensuite revenus aux trois principaux objectifs de l'entreprise : étant donné qu'ils ont mis du temps pour ce rappeler de cet objectif du trimestre suivant relatif au lancement en Europe, étaient-ils toujours convaincus que ces trois objectifs étaient vraiment leurs principaux ? (En fait, le lancement en Europe était vraiment l'un d’eux) Ils sont retournés au tableau blanc, ils ont mis de côté un de leurs trois objectifs initiaux et, en se concentrant à nouveau, le Directeur Technique a continué d’ajuster les objectifs de son équipe afin de s'assurer qu'ils allaient dans la même "direction" que l'entreprise.
Cette réunion a eu lieu il y a presque dix ans, mais je m'en souviens comme si c'était hier. L'entreprise n’avait pas bien géré les choses ; oublier l'Europe dans une discussion sur leurs principales priorités était le signe d'un manque total de coordination entre les dirigeants de l'entreprise. J'ai fait un débriefing avec l’un des investisseurs qui était au conseil d'administration de l'entreprise, et ils n'ont malheureusement pas été surpris. Cette tentative de rédaction des OKR a été suivie par plusieurs trimestres de "nous devons simplement nous focaliser" ; ce qui signifiait qu’il y avait assez peu de focalisation en réalité et beaucoup d’éparpillement. Moins de deux ans plus tard, la société a fermé. (Non, le lancement en Europe ne s'est pas bien passé).
L'approche pour rédiger vos premiers OKR peut au début sembler un peu chaotique. J'ai réitéré l'approche décrite dans cet article un nombre incalculable de fois, généralement avec de bons résultats. Dans de nombreux cas, c'est en général la première occasion que l'équipe de direction a de participer à une conversation à propos du travail qu’ils font ensemble, à la différence d’une séquence de points d’avancement de chaque équipe. Des décisions sont prises (que se passe-t-il si l’on supprime telle priorité ? Comment peut-on aider pour accélérer ça ?) ; et une réelle hiérarchisation des priorités a lieu. Au fil du temps, les équipes commencent à s'aligner les unes par rapport aux autres.
Cette approche permet d'accomplir plusieurs choses importantes :
- les dirigeants de l'entreprise se sentent impliqués dans le processus, au lieu que leurs priorités soient imposées par le PDG. Ils participent activement au processus de définition des objectifs, et chacun d’entre eux voit comment ses collègues choisissent ce sur quoi il faut se focaliser (et ce sur quoi il ne faut pas se focaliser).
- la synchronisation entre les équipes se fait naturellement, puisqu'ils ne se contentent pas de déclarer les priorités de chaque groupe, mais que s'il existe des dépendances entre les groupes, elles sont identifiées (et acceptées, ou refusées ; ce qui conduit à un meilleur alignement du processus)
- le fait de faire passer intentionnellement des éléments sous la barre des "trois premières priorités" contribue à imposer une focalisation. Les équipes commencent ainsi à comprendre que les bonnes idées n'ont pas besoin d'être réalisées dès lors qu’elles viennent à l'esprit d’une personne : les bonnes idées se transforment en grands résultats lorsqu'elles retiennent l'attention de tous, et pas juste de quelques personnes qui n’écoutent qu’à moitié. Se focaliser sur seulement trois objectifs, permet à l’équipe d'éviter de s’éparpiller (c’est-à-dire de s’orienter vers tout ce qui n'est pas dans les trois premiers objectifs) et l'habitue à mettre de côté quelques idées "pour plus tard" sur lesquelles elle pourra revenir dans les trimestres à venir.
Publié en français avec l’aimable autorisation de Rick Klau.
L’article original est également accessible en anglais.